La consigne donnée cette année aux préfets à la sortie de la trêve hivernale est de revenir à la gestion « normale » des expulsions d’avant le Covid. Autrement dit à un niveau d’expulsions avec concours de la force publique de l’ordre de 16 000 par an, et même davantage puisqu’il leur est demandé de procéder à un « rattrapage ». Seule précaution exprimée dans l’instruction adressée aux préfets : éviter de mettre à la rue les personnes « vulnérables », notion que l’instruction définit comme s’appliquant aux enfants mineurs et aux personnes âgées ou gravement malade.
Disons-le d’abord : cette circulaire est un leurre. Dans les faits, les consignes sont suffisamment timides et contradictoires pour que l’on enregistre depuis le 1er avril des expulsions de familles avec enfants sans offre d’hébergement, ou avec une offre limitée à trois nuits d’hôtel.
Mais cette circulaire est aussi un mensonge en ce qu’elle sous-entend que certain-es d’entre nous ne seraient pas vulnérables à la rue. Qui d’entre nous est capable de vivre sans un lieu où se mettre à l’abri des intempéries et des agressions, un lieu pour se reposer et préserver sa santé physique et son équilibre psychique, un lieu d’intimité, un lieu de dignité, autrement dit un logement ? Qui peut s’imaginer errant dans la ville, condamné à rechercher jour après jour, nuit après nuit, les moyens de la survie. Les adultes dans la force de l’âge du XXIe siècle seraient-ils devenus aptes à vivre à la rue ? Qui sont ces « invulnérables », ces super-héros capables de supporter la pire des exclusions ? On aimerait les connaître pour leur demander d’où ils tirent leurs pouvoirs.
Cette notion de vulnérabilité se répand : on la lit dans des circulaires, parfois dans des décisions de justice, elle est dans les pratiques de l’accueil en hébergement où elle conduit à trier parmi les personnes en détresse celles qui seront accueillies et celles qui ne le seront pas. Faut-il le rappeler : la déclaration de 1948 n’a pas institué les droits de "l’homme vulnérable ». Comme tous les droits fondamentaux, le droit au logement s’applique à tous.
L’instruction ment encore par omission. Elle omet de rappeler qu’une expulsion non accompagnée d’une offre de relogement est une atteinte au droit international, comme le dit le Parlement européen. Elle omet de dire aux préfets qu’il est de leur devoir d’informer les personnes menacées d’expulsion de la possibilité de faire un recours DALO. Elle omet de rappeler la circulaire du 26 octobre 2012, toujours en vigueur, qui demande aux préfets saisis d’une demande de concours de la force publique pour un prioritaire DALO de procéder d’abord au relogement.
Enfin l’instruction intervient dans un contexte où la seule initiative législative en matière de logement vise la pénalisation des squatters et des locataires expulsés. La proposition de loi Kasbarian, votée en 2e lecture par l’Assemblée nationale, préoccupe jusqu’à l’ONU dont deux rapporteurs spéciaux ont pris le soin, en vain, d’attirer l’attention du Gouvernement et du Parlement : « Nous craignons que la loi, si elle est adoptée sans modification, n’aboutisse à la criminalisation de certaines personnes en situation de précarité, à une accélération des procédures d’expulsion locative sans alternative de logement adéquat et une réduction éventuelle des garanties procédures visant à protéger les occupants d’un logement et à limiter le risque de sans- abrisme. »
Le contexte, c’est aussi celui d’une société qui attend légitimement de ses dirigeants, et de la police placée sous leur autorité, qu’ils assument la mission que leur confient les institutions : protéger. La mise à la rue par la police, sur ordre d’un préfet appliquant les consignes du gouvernement de la République, constitue une violence d’État insupportable quel que soit l’âge de la personne concernée, quel que soit son état de santé, dès lors que ne lui est pas proposée une solution de logement ou d’hébergement digne.
Bernard Lacharme
Président de l’Association DALO